LES FOLLES NUITS D'AMOUGIES
Repoussé des Halles à Saint-Cloud et de Courtrai en Amougies, le festival Actuel a vu le premier grand rassemblement pop "français" : diverses formes de musique contemporaine s'y sont côtoyées pour la plus grande joie d'un public spontané et fanatique. Paul Alessandrini, après cinq nuits-marathon, en a rapporté ces impressions...
Sur les chemins de sollitude, noyés dans les nuits de brouillard, les hombres apparaissaient dans la lumière des phares, avant de disparaître de nouveau. On s'approchait. Parti de Paris, le chapiteau avait jeté l'ancre dans ces chemins boueux, dans le silence pesant de cette campagne grise. Le décor était en place: l'immense filet bâché et clos illuminé, où les rencontres musicales tant attendues allaient se prolonger des heures durant, contraste de frémissements, de musiques en devenir. Plusieurs paris avaient été lancés, audacieux sans doute: faire coexister, dans, au travers et en dedans de l'action musicale, groupes français et groupes anglais, free jazz, musique contemporaine et pop music.
A l'heure des bilans, des inévitables classifications, il faut s'extraire de cette énorme masse sonore qui, pendant six nuits, jusqu'aux aurores, va tenir en haleine les marathoniens de ce festival. Prendre du recul, transcender cette suite d'énumérations musicales, n'est guère chose facile. L'oreille soumise à un tel régime va subitement perdre de sa virginité pour recevoir les sons presque abstraitement, seuls prévalant les chocs émotionnels de certains groupes ou formations. Là est peut-être la plus grande réussite de certains: faire sortir de leur sommeil, physique ou intellectuel, les spectateurs de ce festival enfouis dans l'inconscient de leurs rêves, rongés par la fatigue, le froid, l'humidité qui gagne. Alors, faire confiance au sismographe qui sommeille en nous, révélateur des émotions volcaniques qui firent irruption. Avant d'aborder l'aspect musical de ce festival qui seul nous intéresse, et devant les inepties ordurières qui ne manquèrent pas de prendre la grande place dans la grande presse, attachons-nous à l'environnement, aux spectateurs qui devinrent les acteurs de leur propre mise en scène, scandaleuse pour certains, compréhensible pour d'autres, étonnante pour ceux qui surent voir au-delà des apparences, au-delà des accoutrements, au-delà des a-priorismes tendancieux. On voulait faire qu'Amougies fût la réunion de tous les hippies de cette partie de l'Europe; sous-entendu: drogue, sexe, etc... Les photographes à sensation étaient à leur postes, les premiers jours, langue pendante, haletants, à la recherche de ce qui les fait bassement vivre: le scandale. Et puis, rien; quelques milliers de jeunes venus là, affrntant des conditions déplorables, pour écouter de la musique; sans doute, pour écouter de la musique; sans doute, quelques déguisés, tristes trouble-fête, quelques naïfs aguiguesques, mais rien de ce qu'attendaient tous ces maudits de l'information. Ils surent pourtant déformer quelque peu, mais la malhonnêteté souvent voit réapparaître des accès de mauvaise conscience. Et ce public, parmi tout ce qui lui fut trop abondamment dispensé, ne commit jamais une seule erreur; ainsi écouta-t-il avec un étonnement mêlé d'intérêt les free-jazzmen, pour leur faire ensuite un triomphe. Simplement, il réagit toujours passionnellement; cet éclectisme, notion bourgeoise par excellence, il le refusa, retrouvant chez Shepp et les autres le même cri obsessionnel que chez les musiciens pop. Mariétan, ce fut pour eux l' "emmerdeur", "le bal musette des Martiens", c'est tout. Ils étaient venus pour "jouir sans entraves", on voulait les faire entrer dans un monde épuré et figé, Ils s'y refusèrent violemment, c'était leur droit (n'avait-on pas dit que c'était leur festival?).
Quant aux forces de l'ordre, bien qu'un reporter de France-Soir ait vu des grandes manoeuvres, avec auto-mitrailleuses, et tout un arsenal répressif, elles surent être discrètes, réduisant leur rôle à la circulation, semblant presque ignorer la carapace illuminée, débordante de lumière et de bruit. L'avalanche musicale put se déserver sans entraves, faisant alterner les moments forts et l'ennui, les chutes de tension et les chocs émotionnels. Dans cette musique en train de se faire, on ne pouvait pas ne pas avoir des découvertes, des surprises. En prise directe, nous assistâmes à toute une série d'expériences musicales étonnantes. Déjà, il nous faut citer la présence quotidienne de Frank Zappa, discret, presque timide, qui fit très souvent le "boeuf", nous prouvant ses incomparables qualités d'instrumentiste. Mais, quand quarante-huit formations ou orchestres ont déversé un flot de notes, il est difficile d'échapper à l'énumération. Ce qui fut étonnant c'est cet extraordinaire brassage de formes différenciées; aussi serait-il arbitraire de vouloir synthétiser à outrance: alors commençons par le début.
Martin Circus
Redoutable honneur pour Alan Jack Civilization, que celui d'ouvrir le festival! Ce fut pourtant le premier "bide". Les musiciens ne sont pas foncièrement mauvais, mais ce qu'ils font ne peut pas ne pas être une copie, quelque chose de profondément artificiel. La voie sur laquelle ils s'engagent semble sans issue. D'autres groupes français paraissent avoir mieux compris le parti que l'on peut tirer des tendances "bluesy", mais avec l'indispensable distanciation, la redéfinition d'un apport musical pour aller plus loin, vers une musique plus personnalisée. Ainsi trois groupes semblent incontestablement se détacher pour créer le véritable sound pop français. Martin Circus, d'abord, mais là, ce n'est pas une découverte. Ceux qui furent en prise directe avec cette étonnante recherche musicale savent de quoi je veux parler. Plus probante encore fut l'expérience de deux groupes, l'un totalement inconnu, l'autre vers la confirmation. Le premier: l'Âme Son; si tout ne semble pas parfait encore, si quelques incohérences, imperfections, apparaissent, la démarche semble concluante, l'emploi de la langue française, jugée à tort anti-pop, mais déformée ou plutôt transfigurée qu'elle est par la diction, amplifiée par la sono, est passionnant. De même, l'apport de la flûte électrique, la guitare utilisée comme bruitage. Un groupe à suivre. La confirmation: les We Free, surtout la partie improvisée avec Guilain: grande musicalité, fraîcheur, tendre harmonie, un groupe impressionniste, tout en nuances.
Il nous faut saluer aussi deux groupes tout neufs, jamais vus sur scène, et réussites incontestables. Gong, le nouveau groupe de Daevid Allen, (ex-Soft Machine), pourrait bien devenir (je pèse mes mots) les Mothers of Invention français: délire musical faisant corps avec un humour dévastateur. Le parti pris de Daevid Allen, qui n'hésite pas à inclure un comédien, Daniel Laloux, étonne. L'humour grinçant, français, évoque Jarry (Polka pour vieux militaires), mais sans rupture avec l'atmosphère musicale, incorporé dans une harmonie en action. Aucun désordre: l'apport d'excellents musiciens connus des amateurs de jazz, comme le bassiste Dieter Gewissier, le flûtiste Didier Malherbes. Zoo, musicalement une grande réussite; pourtant un fiasco total devant ce public: cela mérite une explication. La pop music, dans son enrichissement continuel, se diversifie, pour voir s'ouvrir des voies différenciées, des orientations presque étrangères les unes aux autres. Zoo s'inscrit dans un courant qui possède avec Chicago Transit Authority, Blood Sweat and Tears, et maintenant Flock, ses chefs de file, en même temps que ses grandes réussites. Mais cette musique suppose un acquis jazzistique, une distanciation, puisqu'il s'agit d'une architecture travaillée, ciselée, dans une matière vers laquelle convergent le jazz et sa forme dérivée, le rhythm'n'blues; ce public-là n'était pas venu pour entendre cette musique, recherchant plutôt que des arrangements savants une sorte d'immédiateté, de rencontre subite, un besoin d'évanouissement qui n'existe qu'enfoui dans une masse de sons ajustés, chez Zoo. Pourtant, nous possédons là une très grande formation sur laquelle il serait bon de revenir. Pour le reste, Cruciférius est un groupe rodé par une longue tournée au japon, sans grand génie toutefois. Les autres, Indescriptible Chaos Rampant, Blues Convention et Frogeaters furent attristants de médiocrité, et le public le leur fit bien sentir. Mais, dans cette envolée des jeunes groupes français, on sent une décision, une recherche, et peut-être bientôt verra-t-on naître, au-delà des compromis et des raccords, une perception authentiquement française.
Colosseum
Le premier succès de ce festival, en même temps que sa première découverte scénique: Colosseum. Ce n'est pas un délire, mais une musique montée sur une solide charpente de fer, avec le batteur John Hiseman, avec l'incontestable présence de Dick Heckstall Smith; sur des schémas simples, l'harmonie est construite selon des formes rigides, avec la rigueur et la mise en place des sons héritées du jazz; encore, donc, cette différenciation: un sound original né de la répartition instrumentale, et en même temps, de la conception générale de l'harmonie à créer. C'est aussi l'entrée en force des instruments à vent, que l'on retrouve comme constante au cours de ces longues heures. Colosseum précéda de peu Aynsley Dunbar Retaliation. Dans ces deux groupes, deux anciens batteurs de Mayall. Pour le second, on ne perçoit pas pas cet indispensable décollage après les premières armes de l'initiation au blues. Ce n'est pas la présence de Frank Zappa, venu apporter sa maîtrise instrumentale, qui put engendrer, à aucun moment une atmosphère de création. Juste une heure de musique bluesy; pour Zappa, une sorte de piétinement où sa voix ne fut jamais qu'un greffon rejeté, un rajout sans définition précise, sans justification. Dans une sphère musicale délimitée, plus convaincante fut la prestation des Ten Years After: ce qu'ils firent sur scène est très éloigné de ce qu'ils nous ont proposé sur disque, dans les deux derniers LP. Carrée, drue, marquée par la personnalité d'Alvin Lee, autour duquel tout se construit, s'échafaude, leur musique se déroule en accords clairs, nets, presque sereins; la guitare n'entre jamais dans des distorsions échevelées mais toujours dans des accès de fièvre, garde une très grande lucidité; jamais le vertige ne rend la tête assez folle pour qu'elle se perde dans l'étrange. Ce fut pourtant la seconde réussite du festival. A l'intérieur de cette grille de groupes pop on avait espéré du jazz mais dans ce qu'il a de plus actuel, de plus contemporain. Nous étions beaucoup à attendre, tendus à l'extrême comment cette musique qui demande une communion dans le paroxisme allait-elle trouver son chemin dans ce public vierge de tout viol. Je l'esperais secrètement, je l'attendais fiévresement, cette révélation, sûr de l'impact de cette musique. Le miracle s'est produit, le choc soudain, furieux, hurlant: l'extraordinaire violence et l'agressivité de Frank Wright, Byard Lancaster, d'Alan Silva, avec le grand Sunny Murray. La rage au coeur, ce furent des minutes de stridence outrée où les les claques fusèrent, ricochant sur la nappe de toile, ciel artificiel; vingt minutes de musique seulement, assez pour rendre perplexe et heberlué le public pop qui sut faire un triomphe à quatre des musiciens les plus inventifs de la "new thing". Servis par une sono merveilleuse de vérité, les cris perçants surent s'extraire au-delà de l'harmonie, dans un climat où toutes les barrières furent renversées; ce public qui n'aime pas les barrières, les frontières, avait compris la grandeur, l'étendue du cri. Comment s'étonner alors qu'il réservât un accueil froid, et même parfois franchement hostile à Burien Greene qui, plus à l'aise dans un univers de formes plus étroit, ne sut pas faire parvenir au centre de la foule "grande ouverte", ses vibrations. Sa musique est presque intimiste, ses recherches formelles trop figées. Même l'orgue Hammond ne sut pas rompre la glace. C'était la soirée de vendredi qui s'achevait: la montée en avant, le sentier débroussaillé, on pouvait attendre avec espoir la soirée du jour en train de naître. Chacun essaye de trouver un endroit, une chaleur dans ce monde de brouillard.
Don Cherry
Samedi fut placé sous le signe du jazz. Les Blues Conventions, groupe français, durent s'éclipser sur la pointe des pieds, la médiocrité ne pouvant être supportée plus longtemps. Leur succéderent Freedom; j'avoue ne pas avoir été conquis par ce trio à base de bubblegum, swingant juste ce qu'il faut, gentil, qui n'avait rien compris et crut pouvoir faire taper dans les mains et reprendre en choeur "one, two, three, banana". Alors glissons. Deuxième grand choc free, deuxième triomphe du groupe de Noah Howard, jamais vu sur scène en Europe, avec Frank Wright, déjà cité, Bobby Few et le batteur Mohammed Ali. Ce fut la même rage que la veille avec Sunny Murray: de longues phrases prises à l'unisson avec une violence qui faisait bondir littéralement Frank Wright. Bobby Few, étonnant pianiste, triturant, défigurant les formes esquisses. Alors, Alexis Korner, présenté comme le pionnier du blues blanc, accompagné par une section de cuivres (New Church) ne sut jamais atteindre un degré d'ébullition nécessaire après cet éclair brûlant: le blues dans sa forme traditionnelle sans cette assimilation qui fait la singularité d'un John Mayall et, par là même, son importance. Don Cherry et son groupe qui suivirent, surent créer un climat où l'intrusion des grelots, sifflets, flûtes orientales, les cris brefs de la trompette, un batteur turc, O'Kay, sautillant, nous firent sentir encore mieux l'originalité d'un musicien qui, loin de la violence exacerbée des Afro-américains se veut tendre, envoûtant: succession de collages sonores, de quelques notes pianotées, une harmonie ésquissée, un champ de formes chatoyantes. Ce n'est d'ailleurs pas si loin de certaines expériences popisantes: la foule ne sentit aucune rupture. Le tuba de Ray Draper apporta sa voix d'ombre grave pour souligner l'étrangeté du climat; ce fut une fête des sons, pleine de couleurs chaudes, de sonorités orientales: le voyage de Don Cherry en Afrique du Nord ne semble pas étranger à cette nouvelle forme musicale qui tend à devenir la sienne. Le public, là aussi, fut conquis au-delà de tous les espoirs. De même avec le groupe suivant du pianiste allemand Joachim Kuhn, accompagné d'un des meilleurs bassistes européens, J.-F. Jenny Clarke, et du batteur Jacques Thollot, dont le jeu sur les caisses, puissant, avait tout pour ravir ce public. Kuhn reprit la série des thèmes de ses derniers disques, tendre mélodie qui, aux confins de l'explosion, n'est jamais oubliée, le crescendo-decrescendo, les arpèges de notes, avec des collages-réminiscences classiques; comme dans un mur, il s'empara de son saxophone alto, poussant encore plus loin son cri intérieur.
Pink Floyd
Plongés que nous étions dans cet univers, nous fûmes transportés dans un autre monde, celui, onirique et multidi-mensionnel, du Pink Floyd: frissons, flou ombrageux qui pénètre les sens. Cette musique qu'en un temps on appela psychédélique, faite non de performances de solistes, mais de grâce à la richesse et la maîtrise instrumentale, la possibilité de création en groupe. Cette musique immatérielle que l'on croyait difficilement reproduisible sur une scène, ils surent la faire revivre, emplissant d'une nuit brisée d'éclairs cet ilôt à la dérive. Oui, le voyage. Pas de science-fiction, un climat où les sensations s'interpénètrent, où le tourbillon des notes sussurées, puis amplifiées, puis magnifiées, s'étale, matelas de formes, zébrures infinies. "Astronomy domine", "Saucerful of secrets", puis les thèmes de "More". Un grand moment, lorsque Zappa vint se joindre au Pink Floyd: pris dans une suite de vertiges, les sons arrachés s'étaient, se désintègrent, reprennent leur course. Ce fut une partie libre, totalement libre, détours, contours, retours, les sons devenant de plus en plus tendus, vers la fusion dans l'extase. Ce fut une partie de free musique, au sens jazz du terme. Rapprochements, contacts, de nouveau retours, cavalcade effrénée de notes fabuleuses. Une grande leçon d'intégrité par les membres du Pink Floyd, musiciens accomplis, pouvant facilement dériver, mais qui savent fondre leur propre voix vers la cohésion, vers l'oeuvre. Aucun apport pour cela d'exotisme facile, de "zizis" sonores; magnifiques bruiteurs, ils savent aller au-delà des possibilités inhérentes à leurs instruments, faisant vibrer les cordes d'une guitare, frémir la peau d'un tambour, geindre la voix grave d'une basse. Et quel étonnement de lire le porte-parole pop d'un journal fort sérieux, qui croit pouvoir condamner cette musique en la disant démodée!
Et quelle ne fut pas notre joie de cette curieuse série, qui permit de présenter, après les créateurs les plus passionnants peut-être de la pop music, les membres de l'Art Ensemble de Chicago. L'arsenal de leurs armes de combat musical est impressionnant. Ils ont noms Joseph Jarman (alto), Malachi Favor (basse), Roscoe Mitchell (ténor, baryton), Lester Bowie (trompette); liste des instruments non exhaustive bien sûr, car tout ce qui peut émettre un son prend rang d'instrument: cloches de vache, sifflets, etc... Là se fit l'agression, exacerbée par une attente intolérable de nombreuses heures. si le public est le miroir de leur musique, ils ont choisi de le faire voler en éclats, par les pavés, pétards qui vinrent éclater dans la mer des sacs de couchage. La panne qui les priva de sons ne fit qu'exaspérer cette folie. Joseph Jarman se déshabilla. Mimes ils singèrent les guitaristes pop; provocateurs ils firent sortir de leur torpeur ceux qui s'installaient douillettement dans la musique comme dans un havre de paix, pour leur faire comprendre qu'elle peut être aussi attaque, arme radicale. Devenus au fil des minutes comédiens de leur propre mise en scène, leur agression avait pénétré le public qui réagit, vibra, s'animalisa, à l'image des sons sauvages. La musique pop, surtout américaine, connait cette violence, ce parti pris politique avec le MC5, Grateful Dead ou Fugs. Cette prise de conscience est, pour le moment, surtout entretenue aux USA, mais les choses évoluent rapidement. Beaucoup auraient aimé que tout ce termine ainsi, dans cette explosion, dans ce déchainement de formes.
Nice
Mais la course éperdue, à la recherche d'émotions nouvelles, devait s'estomper. Il fallait retrouver l'influx nerveux émoussé au fil de ces heures de tension. Au rivage de l'attente, la kermesse saucisses-frites continuait à compter ses sous. L'univers clos n'avait pas explosé, relégué qu'il était au loin, perdu. Comme nous eussions aimé qu'il puisse prendre flamme ainsi dans le coeur des villes, cirque itinérant, brulot allumé pour incendier les assises vermoulues! Mais la société sait détourner le cours des contre-poisons, les isoler, en faire une excroissance honteuse, qui ne peut avancer, lépreuse, qu'en agitant une clochette pour annoncer sa présence afin que tous s'échappent.
Dimanche, jour du seigneur, vit apparaitre les mines tristes des petites gens du terroir endimanchés, venus sortir Grand Mère, voir la ménagerie du grand cirque pop. Pourtant, aucune méchanceté, une curiosité jamais malsaine, juste de grands yeux ouverts ; et puis, au jour tombant, ils repartirent dans leurs petites voitures, surpris de n'avoir pas trouvé la débauche et l'ignominie annoncées, mais une prairie couverte de feux de bois.
D'autres membres de l'AACM de Chicago, le groupe d'Anthony Braxton, ouvrirent la soirée. La musique est là, hermétique: les recherches formelles non dénuées d'humour, et la dérision plus intellectualisée, plus savante. Aucune concession, aucune porche à saisir, le message vola très haut; les musiciens ne surent pas adapter leur jeu à l'atmosphère ambiante. Leur montage sonore devint presque abstrait, lointain, ennuyeux. Les Blossom Toes, présentèrent deux visages forts différents: le premier, insipide, musique proche de celle des Beach Boys ou des Bee Gees, trainante et profondément soporifique, noyée, de plus, dans un flot de prétention; ils surent pourtant éveiller la salle fatiguée dans le dernier très long morceau, auquel Zappa participa. Ils laissèrent les deux scènes juxtaposées au premier groupe de musique contemporaine: le Germ de Pierre Mariétan (là encore, voir plus haut). Court intermède durant lequel, loin de la musique, nous primes un plaisir presque malsain, au creux de la vague déchainée où le rire fusait. Glissons encore, glissons sur la pointe de nos rires satisfaits. Caravan, groupe quasiment inconnu (un disque chez Polydor), à découvrir, sans aucun doute. Restaient pour nous faire vibrer, dans cette soirée décevante, deux groupes attendus. Je crois pouvoir dire que les Nice furent les grands triomphateurs. Keith Emerson est l'exemple parfait du musicien qui, possédant une énorme culture instrumentale, grâce à cette maîtrise , peut rechercher aux confins des possibilités de son instrument, la folie, l'anarchie salutaire. Son orgue devient un jouet qu'il remue frénétiquement, qu'il fait danser, pour prolonger certaines sonorités, les amplifier, les tordre. Cet orgue peut devenir, pour l'ouverture du "Rondo à la Turque", un train qui s'ébranle, lançant son sifflet pour signaler son départ. Un dégradé de couleurs sonores est fourni par les trois instruments côte à côte, orgue, piano électrique, piano, déployant un éventail de sonorités. Son aisance sur le clavier est sans équilent. Ces musiciens affectionnent les thèmes classiques (Tchaikoysky, Prokofiev) qu'ils portent à un très haut degré d'effervescence, pour les retrouver dans l'enfer des sons bariolés, brûlants. Lee Jackson est là, solide, timbre voilé, jouant de sa basse à l'archet, apportant des assises fermes au délire de Keith Emerson. Cohésion, alchimie des contrastes. Et puis, dans un grand tourbillon, ils quittent la scène sans retour; ils sont allés au bout d'eux-même, sûrs de leur démarche.
Archie Shepp
Nous n'eûmes que peu de temps pour retrouver nos esprits, avant qu'Archie Shepp, escorté d'une douzaine de musiciens, n'envahit la scène, arborant son inséparable toque de velours cerné d'or, avec, à son côté, Ray Draper, les bras chargés de son tuba, la tête ceinte d'un turban rouge, grognant, râlant, hurlant. Auprès d'eux, ceux qui furent invités à ce sacrifice, à la gigantesque orgie des sons. Un frisson parcourut ceux qui ne rêvaient pas encore. Un garçon qui, auparavent, n'avait jamais entendu Shepp, me parlera de la tristesse qu'il crut sentir dans ces derniers instants de la nuit; derrière cette formulation maladroite, il m'explique avoir vu un désespoir, intolérable à ses yeux: la transparence de cette douleur, beaucoup surent la percevoir. Shepp joua peu, surtout du soprano, psamoldia comme une litanie, leiv-motiv déchirant: "Malcolm is dead". Chacun vint y mêler sa voix; Mongezi Feza que nous découvrimes, petite fourmi noire, pantin désarticulé faisait gonfler son cou à éclater; Clifford Thornton écrasait furieusement ses doigts meurtris sur la peau des tumbas. Deux harmonicistes de Chicago apportèrent leurs sons éraillés, vieillots, au coeur de cette horde en marche, frappant en tous sens les barrières du ghetto. La présence de Zappa était presque incongrue, seul blanc, invisible derrière le rideau des visages où perlait la sueur d'un instant trop fort, trop dur.
Le festival devait alors prendre un virage: les rails sur lesquels il était monté semblaient s'affaisser, tant bien que mal, malgré la lassitude, la machine réussit à rester sur ses assises, à continuer son chemin. Restaient là quelques centaines de fanatiques, et ceux qui ne pouvaient se décider à lever le camp. Arrivé là je me souviens que tout vacilla dans ma tête, qui reçut les soins à travers une suite d'impressions confuses. Tout devenait choc; la saturation des oreilles m'avait dépouillé de toute résistance, de l'indispensable filtre. La voie était ouverte aux émotions; plus aucune perception critique, juste ce qui imprégnait imperceptiblement, et que je retrouve aujourd'hui. Je me souviens, en ce lundi soir d'une suite de moments forts. Trois jazzmen, l'altiste Arthur Jones, le ténor Ken Terroade, le trompette Clifford Thornton, eurent à peu près la même section rythmique: peut-être pour cela m'est-il difficile de les différencier dans une suite d'impressions quasi charnelles où les images défilent dans un paysage de rêve. L'alto d'Arthur Jones prolongea son chant dans les aigus, Ken Terroade joua d'un seul trait, accompagné de la plainte éraillée du violon de Silva, une musique construite sur des percussions africaines comme celle de Clifford Thornton; puis cette profonde déchirure sans fin, Joseph Jarman, à bout de souffle, poussant loin sa course effrénée et ça et là quelques accents métalliques du leader Clifford Thornton. Jeu savant des contrastes: nous nous retrouvâmes dans les touches claires, harmonieuses, des Yes. L'instrumentation est là, pour créer l'environnement sonore où les voix s'harmonisent en de légers décalages, palette de couleurs douces. Un merveilleux thème: "I see you" où l'on put remarquer le travail du lead guitar Peter Banks, dans une perception plus classique de son instrument, loin de l'orientation bluesy actuelle (certainement un nom à retenir). Le chant étrange, voilé, de John Anderson amenait ce bouquet de sons vers une séduisante cohérence. Ils demandèrent la participation du public, et chacun heurta qui une bouteille, qui un poteau métallique, pour soutenir la basse de Chris Squire. Ils créèrent un trouble plein de charme. Gageons que rares sont ceux qui retiendront le nom de Keith Tippett, pianiste sans grande originalité, accompagné d'une section de cuivres qui, prise dans un cadre étroit était donc totalement dépendante de cette musique, pâle copie de tout ce qui s'est fait dans le middle jazz. Il fallut attendre que les Pretty Things s'attellent à reveiller, d'un grondement d'enfer, ce parterre endormi. Ils y réussirent , avec les "Get Up" furieux du batteur qui marcha littéralement sur les corps endormis, fouettant rageusement sa cymbale. Si, musicalement, le tout fut d'une rare puissance, ce fut cependant sans grande originalité. Pourtant, la salle, toute surprise de se trouver debout, s'applaudit à tout rompre. Il nous parut quelque peu indécent (et certes, c'était bien peu aimer cette musique) de présenter deux des musiciens les plus importants du jazz contemporain: Dave Burrell, et son 360° Music Experience, puis John Surman, à sept heures du matin, devant cinquante fanatiques debout contre la scène. Dans le jour qui éclairait au travers de la toile, John Surman fit entendre sa voix... J'oubliais le réveille matin d'André Maurice et de son Acting Trio, une pointe d'humour bien venue. Savaient-ils même , ces combattants de la dernière heure, ce que devenait leur musique , s'évanouissant, libre, pour disparaitre par la porte grande ouverte? La campagne s'ouvrait, limpide et calme, le brouillard avait fait place à un beau soleil. Ce blanc d'un ciel sans bruit pesait comme un grondement sourd. peu d'échanges dans les chemins de terre qui reconduisaient vers les granges, les tentes, ou les chambres d'hôtel. Tout semblait noyé dans une seconde sphère, celle des sens torturés, bafoués, transis par l'abondance. Tous étaient presque heureux lorsque, dans le jour qui s'acheva, tomba le masque noir de la nuit: c'était enfin le dernier spectacle. tout était mieux ainsi vers un fini enfin palpable.
East of Eden
On vit bondir sur scène, après un passage trop court de Zoo, à grandes enjambées, un baladin, violoneux, chapeau noir, barbe hirsute, hilare; derriere lui, quatre visages étranges, hommes-mystères des villages, ceux que l'on montre du doigt: Est of Eden. dans cet éventail d'une richesse infinie, je crois avoir ressenti le plus grand choc de ce festival. Ce satyre sautillant, c'est Dave Arbus (docteur en philosophie, acteur et linguiste). A ses côtés, veste tachée, frippée, barbu comme il se doit, une muraille d'instruments à vent devant lui, Ron Caines. Un bassiste (Steve York) toujours présent au plus fort de l'orage, dans un soutien qu'il transcende souvent, pour s'imposer comme soliste. Deux "cokneys", Dave Dufont à la batterie, Geoff Nicholson à la guitare. Les instruments à vent sont employés dans leur stridence, pour accompagner la création d'un climat de formes supra-terrestres (North Hemisphere). "waterways": douce plainte du violon, soutenue par le chant grave de la basse. Les voix viennent s'incorporer à ce récit sinueux. Et puis, au coeur de l'étrange, "Irish Blues", sorte de square dance, cavalcade qui nous fit nous prendre par le bras, dansant sur le rugissement du saxophone. La cohésion du groupe lui permet les plus incroyables acrobaties instrumentales, des figures d'épouvante (trois saxophones dans le tumulte). Un LP à vous signaler, à se procurer: "Mercator Project". Vous y retrouverez ces morceaux de musique qui nous ravirent. Le temps avait été grignoté; nous approchions de cette fin souhaitée. Sam Apple Pie, groupe de rockers sans imagination, nous le fit trouver encore long, même avec la courte intrusion de Zappa. Les Soft Machine qui, pendant longtemps, évoluèrent loin en avant, et que nous pensions avoir rattrapés, se sont de nouveau éloignés, aux rivages du jazz, avec cette section de cuivres empruntée à Keith Tippett. reste une rigueur sans faille, une musique à partition où tout est soignesement ordonné, agencé. Seuls peuvent prendre, en liberté surveillée pourtant, quelques fantaisies Mike Ratledge et Robert Wyatt, qui sait jouer de sa voix cassée pour apporter une note étrange sur cette masse musicale structurée à l'extrême. Une nouvelle dimension est donnée à la musique pop, presque symphonique, une voie non explorée que ces chercheurs veulent défricher. Ils laissèrent le public éberlué devant cette mise en place musicale encore unique dans cette longue marche à laquelle nous croyons, et qui nous conduira sans doute vers les paysages les plus fous. De même avec Captain Beefheart, avec qui l'on va retrouver Zappa, privé de ses autres mamans de l'invention, en chef d'orchestre qui fait gonfler l'espace sonore, le fait rétrécir, virer, serpenter ou se briser. mais le coeur n'y était plus; peu de ressources pour jouir de la fascinante musique du pianiste anglais Chris Mac Gregor; et pourtant, il y avait de nouveau Mongezi Feza, deux batteurs, Louis Moholo et Stuw Martin, auxquels on pourrait consacrer une étude entière, le grand et prodigieux Barre Phillips, sans oublier John Surman, etc. Mais je suis las et transi. Alors, m'en voudrez-vous, vous qui tendiez le doigt pour le stop, vous qui déjà vous allongiez en longues files devant les cars qui devaient vous ramener vers vos lits parisiens, de ne point vous parler de Robin Kenyatta, de Steve Lacy, et de ceux qui terminèrent le festival, le groupe Musica Electronica Viva? Après Fat Maitress le groupe de Noël Redding, aussi décevant qu'à l'île de Wight, je voyais déjà se profiler ma machine à écrire et ses claquements sans fin. Les hommes de Marcellin étaient à la frontière, bien entendu. Nous retrouvions le pays de la liberté que ce journaliste de France-Soir qui crut bon de voir Amougies entouré de mitraillettes ne pense pas à décrire dans sa cruelle vérité.
Six journées à Amougies pour vous rapporter au moins une anecdote savoureuse: la grand-mère hôtelière chez qui je fus hébergé osa me dire très sincèrement ce qu'elle pensait de la jeunesse: "Les jeunes me déçoivent: ils n'aiment plus le potage." Il est pourtant célèbre le potage de Mémé Juju, et nous nous en souviendrons pour le prochain festival pop.
PAUL ALESSANDRINI (Rock & Folk n°35, décembre 1969)